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Interview de Pascal Amoyel pour la reprise du spectacle musical "Le Pianiste aux 50 doigts" au Théâtre du Ranelagh

Notre équipe composée par Zofia Rieger -jeune actrice et pianiste polonaise- et Safia Bouadan-artiste pluridisciplinaire et sociologue- est allée en ce mois à la rencontre d'une très belle personne : le créateur, pianiste virtuose et acteur de talent Pascal Amoyel.

 

L'Onde Bleue le remercie chaleureusement de cet échange aussi riche que généreux . L'artiste nous a en effet reçu dans sa loge juste avant sa représentation.Il a bien voulu répondre à nos questions portant sur sa nouvelle et brillante création, sur sa vie, sur son travail et sur son cheminement pédagogique et humaniste. Nous avons choisi ici de vous en présenter les grands thèmes:

 

"PASCAL AMOYEL ... Le maître zen, le passeur généreux."

 

Entretien mené par Zofia Rieger et Safia Bouadan pour la création théâtrale et humaniste, “Le pianiste aux cinquante doigts” à l'affiche au Théâtre du Ranelagh.  

 

GENÈSE ET CRÉATION

 

L'Onde Bleue-OB -: "Le pianiste aux cinquante doigts" revient au théâtre du Ranelagh cette saison après son succès obtenu lors du Festival d'Avignon Off (Théâtre des Trois Soleils, 2012), une première saison au Ranelagh, une tournée .Pour votre retour en ce beau théâtre depuis le mois de janvier 2014 , vous fêterez à cette occasion les 20 ans de la disparition de votre maître et ami Georges Cziffra. Tout d'abord, comment expliquez-vous le succès de ce spectacle auprès de toutes les générations,auprès des initiés et des non-initiés en dehors des médias?

 

Pascal Amoyel -PA-: Avant tout, je pense que l’histoire de Cziffra est incroyable, elle est même à peine croyable. C’est comme un roman. Ce qui permet aux gens qui n’ont jamais assisté à un concert de musique classique de suivre l’histoire, le récit. C’est ce qui fait qu’on n’y va pas comme à un concert traditionnel.Ensuite, j’ai essayé, autant que faire se peut, de le rendre le plus accessible possible, tant sur le répertoire (il y a des oeuvres classiques mais aussi du jazz – Duke Ellington, Gershwin, Scott Joplin…) que sur la manière de faire sonner le piano. L’improvisation permet aussi d’aborder les choses de manière moins conventionnelle. J’utilise aussi l’intérieur du piano, avec des effets sonores. C’est comme une sorte de parcours sonore.Ce succès m’a vraiment surpris au départ. Quand je l’ai créé pour l’inauguration de l’auditorium Cziffra au festival de la Chaise Dieu en 2011 (festival créé par Cziffra en 1966), je ne pensais pas le rejouer.

 

OB :Ce spectacle était-il une commande ou était-ce votre idée?

 

PA :Ca s’est fait un peu par hasard. L’année d’avant, je me trouvais dans un lieu près du festival de la Chaise Dieu et j’ai confié que j’aimerais beaucoup pouvoir un jour rendre hommage à celui qui fut mon maître et que j’avais rencontré quand j’avais une douzaine d’années. Et la chose a été répétée! Notamment au directeur artistique du festival qui m’a alors contacté puisqu’il préparait l’inauguration de la salle Cziffra.

 

OB : Cette forme mêlant récital et spectacle théâtral, vous l’aviez déjà expérimentée précedemment dans Bloc 15. Est-ce ce qui vous a permis de vous lancer dans cette aventure en solo?

 

PA : Bloc 15 était peut-être même plus ambitieux, parce que dire la vie de deux musiciens rescapés d’Auschwitz, dont l’une vit toujours et habite Londres (Anita Lasker est même venue nous voir!) est très délicat. Mais c’est vrai, c’est fort de cette expérience que je me suis dit que j’allais faire un hommage à Cziffra. C’est Christian Fromont, mon metteur en scène qui m’a convaincu de le faire tout seul. Parce qu’au début, j’avais contacté quelques acteurs. Me retrouver absolument seul sur scène…? c’est quand même un peu nu! Surtout pour moi qui ne suis pas un acteur de formation. Et puis, les acteurs auxquels je pensais n’ont pas vraiment mordu… Et je me suis dit qu’au fond, Cziffra je l’ai connu, moi. Il m’a confié sa vie. Si je le dis aux gens, sans vouloir faire le comédien, mais simplement en leur disant la vérité de ce que j’ai vécu ou entendu, il y aurait sans doute plus de sincérité que si cela venait d’un comédien qui ne l’avait jamais connu.

 

TRAVAIL DE L’INTERPRÉTATION

 

OB : Le fait d’incarner ces deux personnages, votre maître Cziffra et vous-même enfant, qu’est-ce que cela vous apporte comme dimension? Est-ce une dimension différente de celle qu’apporte le simple jeu d’acteur ou le jeu pianistique?

 

PA : A chaque fois que je suis sur scène, ma volonté c’est de confier quelque chose au public plutôt que de le jouer. Parce que Cziffra m’a confié lui-même beaucoup de choses. Pour moi c’est comme si le spectacteur écoutait ce que Cziffra m’a dit. Je suis l’intermédiaire entre les deux. Un conteur, qui a connu la personne dont il raconte l’histoire.Chaque soir, c’est évidemment différent. Mais puisque je raconte la stricte vérité et que ça m’a été raconté, j’essaye de me rappeler comment ça m’a été dit et je me mets aussi à sa place parce qu’il a énormément compté pour moi. Non seulement, il était le grand pianiste de légende que l’on sait mais c’était aussi un homme d’une gentillesse, d’une humanité incroyable !Et il me suffit de retranscrire ce souvenir-là pour essayer d’être le plus juste possible.

 

CHOIX BIOGRAPHIQUES

 

OB :Dans le spectacle, vous abordez surtout les évenements de la grande Histoire (la guerre, l’invasion par les Russes…) que Cziffra a subis mais vous parlez un peu moins de la suite de sa carrière (de pédagogue, de créateur de festival…). Comment avez-vous choisi les élements biographiques de ce spectacle?

 

PA : Il y a plusieurs choses dont je ne parle pas. J’aurais pu parler à la fin par exemple de la manière dont sa carrière a été par la suite fulgurante, comment il a fini par s’échapper de la Hongrie par Vienne puis par Paris... Comment il a été naturalisé par le général De Gaulle, comment Malraux lui a montré Senlis… Ca aurait été énorme. Je ne voulais pas d’un format trop long, ni d’une hagiographie. Je voulais plutôt rester sur ce que j’avais pu, moi, être amené à voir ou à imaginer à travers lui, à travers ce qu’il m’a dit, ce qu’il m’a appris.En ce qui concerne le pédagogue Cziffra, comme je le dis dans le spectacle : “Un seul de ses regards m’apprenait plus que tous ses mots” parce qu’il parlait très peu. Et je pense qu’il y a très peu de choses à dire, ce qui est une grande qualité. Il était porté par la musique. Il suffisait de le regarder pour comprendre tout de suite ce qu’il voulait dire. C’est la plus haute des pédagogies possibles. Etre accompagné, mis en confiance. Quand je suis arrivé à douze ans, je ne savais pas jouer. Et pourtant, j’avais l’impression d’être son collègue. Je n’ai jamais rencontré des choses comme ça après. J’ai connu de grands maîtres que j’estime beaucoup mais qui s’identifiaient à leur fonction de maître, de sorte que l’on ne pouvait s’identifier qu’à sa fonction d’élève. Il y avait une barrière tout de suite entre nous. Avec lui, c’était la confiance absolue. J’aurai pu parler plus de tout ça mais j’avais l’impression que parler de son humanité permettait de comprendre son enseignement. Son côté pédagogue transparaîssait dans sa personnalité, son humanisme. “On n’enseigne pas tant ce qu’on sait mais ce qu’on est”, disait Jean Jaurès.

 

LE MODÈLE CZIFFRA

 

OB: Vous suivez cette ligne de pédagogue puisque vous avez créé le Juniors Festival, vous avez participé à une série d’émissions “Une histoire de la musique”, écrit un livre “Petite Histoire de la grande musique” (chez Bleue Nuit), vous enseignez également au CRR de Rueil-Malmaison. On a le sentiment qu’il vous a tendu les rênes, pour que vous puissiez à votre tour, avec vos outils à vous, développer cette transmission pédagogique de l’humanité de l’art?

 

PA : Quand on voyait Cziffra, il y avait une telle imbrication entre sa vie et sa musique. Il est fort probable que ça m’ait énormément porté par la suite. Il est difficile de s’analyser soi-même. Pour moi, une leçon de piano, de musique ne veut rien dire si ce n’est pas lié à l’humain. Ce sont des leçons de vie que j’ai reçues de lui (et des autres maîtres aussi, bien sûr). La musique est la quintessence de ce qu’est l’homme. Nous, en tant qu’artistes, nous sommes aux premières loges de la créativité, de la question de savoir qui nous sommes. Puisque quand on joue, musique ou comédie, on “est joué”. Bien sûr, il faut du travail en amont, mais par la suite, on est dans le lâché-prise. Quand j’enseigne à mon tour et que je vois les élèves avoir peur, ou en train d’essayer de contrôler, il me vient une image… j’ai envie de leur demander si, le jour où ils iront embrasser pour la première fois le garçon ou la fille qu’ils aiment, ils essaieront de tout imaginer et prévoir à l’avance. Alors qu’au fond, il y a un côté tellement instinctif à tout ça!On fait souvent une dichotomie entre l’instinct et l’intelligence. On a tort. C’est aussi la capacité de voir que ce qu’on est, c’est ça notre vie. On est dans un état de pur réceptivité quand on fait. Il n’y a plus de Moi. Il serait idiot de s’approprier les choses, de dire “j’ai fait ça”. Un projet comme ce spectacle, ce n’est pas moi qui l’ait porté. C’est lui qui m’a porté. Il est né comme une évidence. Il fallait le faire. D’où ça vient?... ce n’est pas moi qui ait fait “ça”, c’est quelque chose en moi. La pédagogie, c’est ça aussi. A partir du moment où on retire tous les egos, il reste la musique, une vibration commune qui nous unit tous.

 

LA TRANSMISSION DANS LA VIE MUSICALE ACTUELLE

 

OB : En dehors de Cziffra, vous avez été reçu à la fondation Menuhin, vous avez poursuivi votre apprentissage auprès de personnalités renommées dans le domaine de la transmission (Lazar Berman, Aldo Ciccolini, Pierre Sancan, Daniel Blumenthal, Désiré N'Kaoua, Jean-Paul Sevilla, Charles Rozen…). Y a-t-il aujourd’hui des personnalités, des festivals… qui vous stimulent, qui vous touchent? Vous semble-t-il qu’il y a une émulation autour du fait que la musique classique gagnerait à sortir de son cantonnement, à ouvrir ses frontières jugées parfois élitistes? Egalement en direction du travail fait auprès des élèves, les musiciens de demain (ne pas se cantonner au seul travail technique, traditionnel, s’ouvrir aux autres arts)?

 

P A: Il faut s’ouvrir. Il faut aussi parfois ne rien faire. Simplement. Cziffra, à la fin de sa vie, m’a dit un jour: “ Ne travaille pas trop, ça ne sert à rien!”. Lui qui travaillait douze heures par jour! Même à l’entracte! Lui qui plombait ses claviers pour avoir plus de puissance! Ça m’a surpris. En fait, il y a un temps pour tout. Il y a un temps pour juste “être”. Parfois les choses mûrissent quand on ne s’y attend pas. Ça nous échappe.Par rapport à la vie musicale, je trouve que maintenant, c’est très centré sur la performance. On est toujours dans les “plus” (faire des intégrales…). Personnellement, j’aime beaucoup jouer dans des petits festivals intimes qui prennent des risques. Ça me touche beaucoup plus.

 

LES CONCOURS, LA COMPARAISON 

 

OB : Néanmoins, vous avez participé à pas mal de concours… Exprimez-vous une lassitude par rapport à ça?

 

PA : Oui, c’est une lassitude… On se rend compte que cela ne sert à rien. Les gens ont besoin de comparaison à un moment donné. Pour mettre une échelle. Je pense même que ça peut être destructeur. Lors d’un concours, on sait ce que l’on attend de nous, comment il faut jouer pour être accepté. On est en dehors de nous.Toutefois, on fait ce métier aussi pour qu’une salle soit contente, que notre disque plaise aux gens. Mais me dire que je vais faire l’intégrale des sonates de Beethoven pour faire parler de moi… Ce n’est pas présent chez moi. On n’a qu’une vie, il faut se faire plaisir.Avec ce spectacle, c’est déjà un gros risque pour ma carrière. Certains crient à l’hérésie quand il s’agit de mettre des paroles sur la musique!

 

L’ART, PASSEUR DE PAIX?

 

OB: Selon vous, l’art est-il un passeur de paix? On sent à travers ce que vous nous racontez de l’histoire de Cziffra qu’il a dépassé les évenements, les drames de l’histoire, les extrémismes pour jaillir comme artiste et comme populaire. Sans politiser le discours, peut-on y arriver?

 

PA : C’est une question délicate. Je dois avouer que je suis pessimiste en la matière. Il ne faut pas oublier que la petite saison de musique de chambre de Weimar était à quelques kilomètres de Buchenwald… Il y a une part d’inconditionnel dans la musique qui fait que nous nous retrouvons tous à ce moment-là. En cela, la musique est passeuse de paix mentale. En ce qui concerne ses vertus sur le long terme et sur le plan collectif, l’Histoire a hélas montré que beaucoup de gens ne sont pas conscients de cette vibration commune. Elle a été instrumentalisée à différentes époques. Je dirais qu’elle est"passeuse de paix" mais qu’on n’en a pas vraiment conscience.

 

OB :Dans votre spectacle, Cziffra apparaît comme quelqu’un de profondément bon. Et sans doute, c’est ce qui l’a fait tenir. Pour autant, sa bonté passait notamment par la musique. On sent également qu’elle a été pour lui un refuge contre la barbarie.

 

P A: C’est le symbole de la solitude de l’artiste perdu dans les affres de la guerre. Il y a quelque chose dont je ne parle pas dans le spectacle… Dans ses mémoires, Cziffra dit qu’à un moment, il n’était plus qu’un rouage de la guerre. Il n’était plus humain, il était devenu cruel. Et en effet, à chaque fois, c’est la musique qui le ramenait à son humanité. La musique devient un refuge. Je pense à la phrase d’Elie Wiesel qui disait que le seul moment d’humanité qu’il y avait à Auschwitz, c’était lorsqu’on entendait l’aboiement d’un chien. Pour Cziffra, il suffisait d’un piano de fortune.D’ailleurs la différence entre Anita Lasker et Simon Laks de "Bloc 15", c’est que pour elle, la musique était un moment de répit or pour lui, c’était une torture parce que justement ça lui faisait remonter les sentiments qu’il devait absolument oublier, occulter pour pouvoir tenir le coup.Ce qui est sûr, c’est que la musique détend quelque chose qui dans ces conditions terribles de barbarie doit, pour certains, rester fermé, pour tenir le choc… 

 

OB : Votre plus beau souvenir avec Cziffra ?

 

PA : Je me souviens qu'il est venu un jour au 16 rue Ampère à Paris où il avait vécu avant moi et qu'il s'est mis à jouer dans la pièce familiale où était le piano.Les plus beaux souvenirs avec lui correspondent au moment où à la fin du cours, il me disait :“Assieds-toi, je vais te jouer quelque chose”. Il interprétait souvent du Chopin. Ça dépassait le simple fait d’être là pour écouter de la musique. C’était une célébration de l’amour et de la musique.

 

OB:Quels sont vos futurs projets?

 

PA: Je travaille actuellement sur un nouveau spectacle “Mephisto Valse” que j'ai créé le quatre novembre dernier portant sur la vie de Frantz Liszt. Lui qui était alors adulé par les empereurs et le tsar s'arrête à l'âge de trente cinq ans aspiré par le silence et il part se réfugier dans un cloître à Rome .

OB: Le religieux et la musique vous inspirent aussi .Vous illustrez cet aspect mystique de la création musicale chez Liszt déjà par vous mêmes à travers vos travaux d'enregistrements ?

 

PA: Oui en effet et c'est un univers qui me passionne ."Mephisto Valse" est donc un spectacle qui mêle piano, théâtre et magie car cette discipline me fascine depuis toujours aussi . Je me suis dit que cela pourrait avoir aussi des effets poétiques qui pourraient tendre à suggérer cette aspiration vers le silence.

 

OB:Le travail de la création lumière est inexorable comme pour celui remarquable d'Attilio Cossu?

 

PA:Oui et là encore, la lumière prend une place majeure dans le spectacle .

 

OB:Quand pourrons nous le voir sur scène?

 

PA: Il passera auparavant au Luxembourg et je vous tiendrai informé avec plaisir de son actualité en Europe...

 

OB:Merci encore à vous pour ce long entretien que vous nous avez accordé avant de vous préparer pour votre représentation du Pianiste aux 50 doigts pour lequel on vous souhaite d'obtenir encore un très beau succès.

Belle route à vous et à bientôt!

 

Propos reccueillis par Zofia Rieger et Safia Bouadan

 

 

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