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"Helsingor" mis en scène par Léonard Matton sur des extraits choisis du drame shakespearie

1/ Comment t'est venue cette idée de mettre en place ce concept de Théâtre immersif et comment as- tu trouvé ce lieu atypique et superbe ? Quels ont été ou sont tes partenaires ? As tu bénéficie d'aides et lesquelles ?

L'idée est née il y a dix ans au Théâtre du Soleil un soir où j'ai eu envie de monter Hamlet en déambulation entre les trois espaces. Puis j'ai entendu parler de ce qui se passait dans les pays anglo-saxons en matière de théâtre immersif et je me suis lancé dans l'adaptation que j'ai conclue il y a quatre ans. Après une première lecture dans un grand appartement pour voir si cela marchait, je me suis lancé dans la recherche d'un espace pouvant accueillir le dispositif... et cela m'a pris trois ans pour trouver le partenaire adéquat, Novaxia, et être soutenu par un mécénat pour mettre aux normes ERP le lieu, la Fondation Polycarpe. Malheureusement les délais courts des friches parisiennes ne me permettaient pas de demander des subventions, donc il a fallu compter sur la générosité d'une soixantaine de bénévoles et sur le public qui a répondu, heureusement, présent assez rapidement.

2/ Tu nous as dit que cet espace culturel voué au spectacle vivant notamment n'était pas reconnu comme lieu de théâtre. Peux- tu nous expliquer cela ?

La demande ERP5 que j'ai faite nous permettait d'ouvrir le lieu rapidement et j'ai donc fait la demande pour une salle de spectacle. J'ai eu l'étrange réponse que nous n'étions pas une salle de spectacle puisque tous les spectateurs n'étaient pas réunis dans une seule salle - à 3 semaines de l'ouverture. J'ai alors expliqué le dispositif aux architectes de la préfecture qui ont été compréhensifs et ont décidé de nous accorder l'autorisation d'ouvrir cet ERP5 en tant que musée. Il est néanmoins évident aujourd'hui que, malgré ce précédent juridique, il est nécessaire de légiférer sur le sujet et de créer une case "spectacles immersif" car le dispositif ne permet pas de prévoir le trajet des spectateurs - puisque tout le concept est de laisser chacun libre d'aller où ils le désirent dans l'espace public.

3/ " Helsingor" , la tragédie que tu as mise en scène est issue de l'œuvre shakespearienne "Hamlet" . Quelle a été ton propre regard artistique et comment as-tu fait ta sélection de scènes dans ce drame qui dure plus de cinq heures à la base pour arriver à cette adaptation réussie et très personnelle ?

Parle-nous des étapes de ton travail fait avec ta formidable troupe composée aussi des acteurs-rices - de ta propre compagnie ?

La matière de Hamlet est vaste - plus de 5h de pièce, la plus longue de Shakespeare. Elle a également l'avantage de se situer dans un seul lieu, le château d'Elseneur - Helsingør en danois. Le lieu primait évidemment, c'est à dire cette "maison" où les histoires de famille s'entrecroisent. Il y avait également un atout à ce texte : Hamlet n'est présent que dans les deux tiers des scènes environ. Ce personnage aux points de vue divergents ("être ou ne pas être") se retranscrit dans la scénographie : chaque spectateur peut adopter le point de vue qui lui sied. Suivre Hamlet ou Ophélie ou Claudius ou d'autres, puisque chacun a des scènes qui leur sont propres - contrairement par exemple à Cyrano où celui est quasiment tout le temps en scène. Donc je me suis concentré sur le personnage d'Hamlet et j'ai fait les coupes nécessaires (les ellipses, l'aller-retour en Angleterre, etc) j'ai supprimé la dimension politique (la guerre avec la Norvège et l'Angleterre), et j'ai abouti ainsi à une narration familiale, viscérale, de 1h30. Puis j'ai fait la même chose pour Ophélie, Claudius, Polonius et Horatio. ainsi j'avais toutes mes scènes. Et le travail final a été d'agencer toutes ces trames parallèle dans une temporalité commune (quitte à avoir des scènes où il ne se dit rien, où les personnages lisent des lettres, des sonnets de Shakespeare, quelque chose d'assez contemplatif en somme). Ainsi le spectacle convient à ceux qui veulent découvrir l'histoire d'Hamlet et le suivent en permanence, tout comme à ceux qui veulent "errer" et se laisser porter au gré de leurs envies dans une exploration de l'univers qui englobe le personnage principal - ce qui est rendu possible par le fait que tous les personnages sont tout le temps en scène donc qu'il n'y a pas de "petits rôles".

Avec les acteurs, le travail a été complexe car j'avais la contrainte de faire une double distribution sur tous les rôles, puisque je n'ai su qu'en mars que nous pourrions jouer durant plusieurs mois et que tous les acteurs de la première distribution étaient pris à un moment ou a un autre. Mais ce fut une difficulté qui a énormément soudé l'équipe comme une troupe. Il faut ajouter à cela que nous construisions l'espace et le décorions en même temps, et que chacun a mis la main à la patte avec bienveillance et générosité. C'est très "mnouchkinien" comme approche, et c'est ce que nous défendons à A2R compagnie - Antre de Rêves : c'est de la troupe que naît le spectacle, pas d'individu. C'était d'autant plus nécessaire que personne ne peut "tirer la couverture" à lui : si un spectateur veut quitter la salle durant une scène, il le peut. Ce n'est pas forcément par ennui, c'est qu'il a envie de faire autre chose ailleurs. C'est très humiliant pour les comédiens, mais dans le bon sens du terme : cela rend humble. Mais c'est avant tout vraiment un processus d'entraide, tout simplement aussi parce que, lors des filages, je ne pouvais pas voir toute la pièce - puisque plusieurs scènes se jouent en même temps. Donc il a fallu travailler en équipe avec une totale confiance les uns dans les autres.

4/ Le public est intrigué ,complètement fasciné, absorbé par ce qui se déroule et qui interpelle ses sens . Il est comme un voyeur face à cette prestation théâtrale très frontale jamais jouée en of quelques soient les personnages . Quels sont leurs retours , les tranches d'âges que tu as pu identifier depuis l'ouverture de ce lieu magique en juin dernier ?

Le public que nous avons attiré, et ce dès le début, est un public nouveau : un public jeune (20-40 ans à 75%), qui va assez rarement au théâtre (1 à 3 fois par an en majorité), et nous rayonnons jusqu'en petite couronne (30% de notre public). Nous avons fait des questionnaires après certaines représentations et avons été assez surpris de voir à quel point il y a un public potentiel pour le théâtre, mais un public qui désire que le dispositif change. Car nous n'avons fait que très peu de communication : c'est vraiment le bouche-à-oreille qui réunit ce public croissant. Il suffit de changer le dispositif pour nous entendre dire à la sortie : "Je ne lis jamais de théâtre mais j'ai envie de lire la pièce maintenant", "Je ne vais jamais au théâtre mais maintenant j'ai envie d'y aller" ou "J'ai envie de revenir découvrir un autre point de vue et voir ce qu'est le travail d'un comédien qui réinvente tous les soirs le même texte". Pari gagné, en somme !

5/ Tout est à voir , à prendre , à sentir et à réfléchir ici, tel un miroir à plusieurs facettes ? Est-ce en partie le concept , le message ?

Le spectateur est libre dans l'espace public, dans toutes les pièces. On lui demande simplement de garder le silence et de ne pas sortir les objets des salles où ils se trouvent (car certains sont des accessoires nécessaires aux comédiens). Dans une pièce normale, les tiroirs sont souvent vides ; ici, il faut les remplir car les spectateurs peuvent les ouvrir. C'est avant tout l'opportunité de mettre en avant le travail de ceux qui font du théâtre : certains metteurs en scène demandent par exemple à leurs comédiens d'écrire le journal intime de leur personnage pour savoir d'où ils viennent, où ils vont car tout n'est jamais donné dans un texte, il y a une part d'invention. Dans ce dispositif immersif, ce travail du comédien, de l'accessoiriste, du décorateur, est mis "en jeu" : cela permet de démultiplier les trames narratives. Les histoires secrètes de chaque personnage est mis à la disposition de ceux qui veulent en savoir plus. De plus, les sens sont mis en jeu également : la vue et l'ouïe évidemment, comme dans tout spectacle classique, mais aussi l'odorat avec des encens et parfums, et le toucher avec ce contact physique que les comédiens suscitent. Malheureusement nous n'avons pas trop utilisé le goût (à part quelques spectateurs qui ont la chance de se voir offrir un verre d'alcool durant la pièce). La stimulation de tous ces sens et le fait que chacun est contraint de marcher et faire ses propres choix de narration déclenchent des émotions uniques. Et tout cela met le spectateur fasse à lui-même : "Qu'est-ce que je veux voir ?", "Est-ce que je m'autorise à quitter cette pièce pendant qu'une scène s'y déroule", "Vais-je oser ouvrir un tiroir et fouiller dedans ?", "Puis-je m'avancer à 30cm d'un acteur pour voir son personnage au fond des yeux ?", etc. Toutes ces questions qui se résument en une seule : "Suis-je l'être libre que je prétends être ?". Ce dispositif permet de résoudre une partie de cette grande question que l'on retrouve dans le fameux "Être ou ne pas être ?", c'est à dire être un individu unique ou la partie d'un tout.

6/ La presse est très intéressée aussi. De même France 24 est venue filmée et interviewer une partie de la troupe . Comment parler d'un tel travail dans les médias , quels sont leurs retours ?

Et de la part des personnalités du monde du cinéma et du spectacle vivant ? Tu as cite entre autre Nathalie Baye, Jean-Paul Rouve...Leurs impressions ?

Les medias, Armelle Héliot en tête, ont tout de suite répondu présent. Etrangement plutôt des medias dits "de droite". Il y a encore vis-à-vis du théâtre immersif une méfiance - qui va s'amenuisant. Beaucoup d'intellectuels du théâtre voient cette forme comme un "escape game amélioré". C'est pourtant tellement mieux que ça : c'est l'opportunité selon moi de retrouver les sentiments primitifs du théâtre, qu'on les nomme simplement catharsis ou qu'on les étudie sous l'angle de la phénoménologie. Lorsque les projecteurs ont été inventés, la scène s'est peu à peu coupée de la salle. L'apparition du cinéma et de la télévision a fait que nous sommes aujourd'hui abreuvés de "proximité" avec les sentiments. Donc il faut aller loin dans cette interaction pour retrouver ces sentiments que Proust décrit lorsqu'il parle des pièces qu'il a vues dans sa jeunesse avec Sarah Bernhardt, par exemple. C'est cela que l'immersion permet. Et de plus, c'est un renversement des valeurs sociales qui me semble nécessaire. Le théâtre shakespearien est d'autant plus adapté à cela qu'il était beaucoup plus égalitaire en ceci que le peuple était dans la fosse, accoudé à la scène, et non relégué au poulailler. On retrouve avec l'immersion ce nivellement du théâtre qui lui a donné naissance dans la cité grecque, où tout homme "libre" était présent. Ici, au Secret, les écolier de Sarcelles côtoient Nathalie Baye, Mélanie Doutey, Jean-Paul Rouve, Emmanuelle Bercot - qui m'ont fait l'honneur de venir. Et aucun n'est privilégié. En Grèce, l'agora était le lieu de réunion politique, le temple celui de la métaphysique, et l'amphithéâtre celui de l'esthétique - qui est tout aussi important pour le fondement de la cité à travers des mythes communs. Aujourd'hui alors qu'en France le pouvoir politique est de plus en plus cloisonné et que les lieux de cultes sont désertés, il me semble crucial que le peuple dans son entièreté ait un lieu pour se réunir et ne se retranche pas systématiquement derrière ses systèmes de sécurité ou son écran. Cela mène, on le voit trop, à des dérives qui déchirent le contrat social.

7/ A propos de cet engagement presque sacerdotal pour faire fructifier ce travail novateur et ce lieu culturel ouvert à d'autre formes de réalisation , tu nous as confié que tu vas devoir rendre cet espace voué à une démolition ? Y aura t-il une suite à cette belle expérience artistique, humaine et culturelle ?

L'arrangement de départ avec le propriétaire du site était dès le départ que nous occuperions l'espace de manière éphémère. Ce devait être 7 mois (dont 3 de travaux). Ce sera finalement 9. Une vraie gestation : aujourd'hui Le Secret a donné naissance à un public qui, dans si immense majorité, est convaincu de la valeur artistique du théâtre immersif ; qu'il soit de droite ou de gauche, théâtre "public" ou théâtre "privé", et de toutes catégories sociales. A présent que nous avons prouvé qu'il y avait un public et que A2R compagnie - Antre de Rêves était capable de gérer un tel espace avec un spectacle locomotive - mais aussi en ayant accueilli 9 autres spectacles en 6 mois, organisé des rencontres interprofessionnelles, reçu le comité de lecture du Conservatoire National, été partenaire de la journée Halte à l'Obsolescence Programmée, permis à des compagnies de répéter et de faire des showcases, bref participer pleinement à la vie théâtrale française - nous espérons que les pouvoirs publics vont nous aider - puisque nous avons réussi à faire tout cela durant quelques mois à la force de l'associatif et du bénévolat. Désormais l'idée est de déployer le projet sur une période de 2 à 3 ans dans un espace qui permettra la création d'œuvres contemporaines, écrites spécialement pour le dispositif immersif. Dans cette visée, la dernière chose que nous ferons avant de tout remballer sera de lancer un concours d'écriture pour permettre de découvrir l'auteur de théâtre immersif de demain. Car l'une des convictions évidentes que j'ai acquises est que, dans dix ans, il y aura une dizaine de lieux qui présenteront du spectacle immersif. Et je suis très heureux que nous ayons ouvert la voie.

Quant aux projets en cours, je suis actuellement sur une mise en scène d'un scénario d'Ingmar Bergman assez peu connu, Face à face. Ce texte incroyable et d'une théâtralité folle a convaincu des acteurs merveilleux (Emmanuelle Bercot, Evelyne Istria, etc) et plusieurs lieux qui ont accepté de le porter (à Paris le Théâtre 13, les Plateaux Sauvages et le Théâtre de l'Atelier). C'est à nouveau un gros projet à 7 comédiens dont la compagnie assure la production déléguée et qui entre difficilement dans les cases, mélangeant des productions privées, de l'associatif, des subventions, des coréalisations dans les théâtres parisiens. C'est une production comme il ne s'en fait jamais ; mais je crois d'une part que j'aime bousculer les codes et créer de nouvelles cases, et d'autre part cela me semble indispensable aujourd'hui, tandis que l'on voit les financements publics se réduire dangereusement pour la création et les investissements privés prendre de moins en moins de risque - sans le plus souvent parvenir à remplir les salles correctement.

8)Que souhaites -tu voir changer dans la production culturelle de spectacles vivants en France ? Quels sont pour toi les moyens et solutions à mettre en oeuvre dés maintenant pour voir grandir une démarche culturelle aussi porteuse de sens et d'aventures sensorielles nouvelles surtout dans le contexte actuel ? Ta vision pour l'avenir ?

J'ai partiellement répondu à cette question déjà, mais pour résumer il me paraît crucial de décloisonner le théâtre. Mais le faire vraiment. Comme Jean Vilar avait su le faire. Mais pour cela il faut l'implication de tous : institutionnels, politiques, financiers et artistes. C'est une utopie évidemment mais cette utopie m'a toujours permis d'avancer. Et l'utopie est atteignable en intégrant pleinement le fonctionnement associatif selon moi. Les théâtre privés doivent comprendre que c'est là le terreau de la créativité qui doit être laissée au artistes - Alexis Michalik lui-même vient de là et doit absolument conserver cet héritage - et les institutionnels doivent comprendre que leur temporalité de financement est obsolète pour pouvoir aider leurs productions à générer un public à nouveau "concerné". C'est une utopie qui est faisable, qui sera douloureusement acquise si chacun reste retranché sur ses acquis peu à peu rognés par un désamour du public. Le Secret baigne dans une générosité du public - qui comprend pourquoi et pour quoi il paye ce qu'on lui propose - et c'est là qu'est l'avenir à mon sens. Cette générosité si souvent décriée est ce qui lie les différents critères du spectacle immersif (l'absence de séparation scène/salle, la déambulation, la narration en arborescence avec des scènes concomitantes et l'interactivité) : la générosité de voir un artiste livrer un bref instant une partie de lui-même, sans filtre, à un individu qui est situé dans la même réalité esthétique que lui, c'est devenu quelque chose d'exceptionnel. Et c'est cela qu'il faut afin de parvenir à, pour reprendre la terminologie du grand sociologue Max Weber, "réenchanter le monde".

Propos recueillis par Safia Bouadan

DISTRIBUTION

Mise en scène: Léonard Matton

Assisté de Camille Delpech

Création univers sonore: Enzo di Meo, Clément Hubert, Claire Mahieux

Création musicale: Claire Mahieux

Régie son (en alternance): Enzo Di Meo, Clément Hubert, Claire Mahieux

Création costumes: Mathilde Canonne, Antoine Rabier

Décors, lumières et accessoires: A2R Compagnie

Avec dix comédiens en alternance : Roch-Antoine Albaladéjo, Dominique Bastien, Loïc Brabant, Cédric Carlier, Michel Chalmeau, Zazie Delem, Camille Delpech, Marjorie Dubus, Anthony Falkowsky, Thomas Gendronneau, Gaël Giraudeau, Jean-Loup Horwitz, Laurent Labruyère, Mathias Marty, Claire Mirande, Matthieu Protin, Jacques Poix-Terrier, Jérôme Ragon, Hervé Rey, Stanislas Roquette

18 rue Larrey

75005 Paris

Les jeudis, vendredis

- 21h00

Les samedis

- 18h00 & 21h

Tarifs : 37e (pour les plus de 30 ans)

27e (pour les 26/30 ans)

18e (pour les - de 26 ans)

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